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Néron
Néron
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La dame des cascades et les deux princes Empty La dame des cascades et les deux princes

Mer 27 Nov - 23:46
Il était une fois, dans un lointain royaume, une enchanteresse qui vivait auprès d'une cascade. On disait jusqu'aux confins de ce royaume qu'elle possédait de grands pouvoirs. Elle parlait à la terre et murmurait aux vents; sa voix était semblable au son du ruisseau, ses cheveux avaient la couleur des flammes. Sa puissance n'avait d'égale que sa beauté, et elle ne connaissait pas de rivale.  Elle s'en allait la nuit danser dans les collines et passait tout le jour à chanter près de l'eau. Elle guérissait ceux qui se présentaient à elle et le lui demandaient. Elle prenait soin des animaux, de la mousse et des oiseaux.
On chantait ses louanges autant qu'on la craignait. On n'évoquait jamais son nom sans baisser la voix. Les femmes en parlaient avec un respect teinté de jalousie. Les hommes en parlaient avec un respect teinté d'envie. On la disait nymphe, ondine ou fée. Certains croyaient qu'elle enlevait les enfants de ceux qui l'avaient lésée. On traversait parfois le pays pour rechercher ses grâces, entendre ses conseils ou contempler sa beauté. Elle se faisait pour les hésitants la voix de la forêt.


Le royaume lui aussi était beau, verdoyant et giboyeux, et ses habitants étaient heureux. Ils n'aimaient rien tant que vivre en harmonie avec la terre et leurs pairs. On les disait plus sages que le reste du monde, car ils savaient la patience et l'honneur; ils recueillaient avec sagesse les bienfaits de la nature et savaient leurs devoirs envers elle. Ceux qui les dirigeaient étaient les plus sages d'entre eux, et l'on attendait de leurs enfants qu'ils apprennent eux aussi à l'être afin de leur succéder. Il y avait parmi ces enfants deux princes : ils avaient hérité du teint inhabituellement brun de leur mère, et de ses cheveux d'un noir profond, et ils avaient la haute taille et les yeux verts de leur père. Il était impossible de les distinguer autrement que par leur comportement. Là où l'un était patient et humble, l'autre était dissipé et sauvage. Le premier avait cessé de se laisser entraîner par le second en prenant de l'âge. Ils voyageaient toujours de concert, mais là où Madr passait sa journée à lire et à s'instruire, Astran lui entendait bien connaître toutes les femmes du lieu.
Il arriva naturellement un jour où les deux princes visitèrent les contrées qui abritaient l'enchanteresse. Une semaine s'écoula, puis deux. Madr et son frère allaient chasser avec leurs hôtes, et les divertissaient le soir en jouant de leurs instruments, ou en contant leurs aventures. Ils profitaient avec bonheur des largesses de la nature en cet endroit : malgré la saison froide, ils trouvaient des framboises dans les fourrés et pouvaient grimper dans des sapins plus grands que ceux qu'ils avaient connus. Personne, là-bas, ne manquait de quoi que ce soit. Tout y était si généreux et riche, si paisible, que les habitants de la région pouvaient sans s'inquiéter se consacrer aux arts et à la célébration de la vie. Madr tomba rapidement amoureux. Il savourait avec un plaisir toujours renouvelé l'érudition de ses hôtes, l'exploration de la contrée et la compagnie de gens cultivés. Et Astran se mit à la recherche de l'enchanteresse qui accordait tant de bienfaits à son peuple.  


Elle lui apparut le jour le plus court de l'année, ses cheveux coiffés par la brise et ses épaules habillées de flocons qui ne fondaient pas. Elle ne portait pas de chaussures, ses pieds menus enfoncés dans la neige, ses joues à peine rosies par le froid. Sa chevelure semblait plus flamboyante encore dans le soleil d'après-midi, son regard plus brillant que le soleil qui se reflétait sur le manteau blanc qui recouvrait la clairière. Astran tomba immédiatement amoureux, lui aussi.
Il rendit visite à l'enchanteresse tous les jours qui suivirent, savourant sa compagnie. Il en laissait de côté tous ses devoirs, mais nul ne s'inquiétait de ses absences : la Dame finissait toujours par rendre les hommes à leur vie après quelque temps; et Madr, accoutumé à cela, ne s'en inquiéta pas plus.


Le temps passa et des pousses timides commencèrent à percer le manteau de glace qui les emprisonnait. Les arbres retrouvèrent leurs habits de fête. Bientôt, toute la contrée fut fleurie et parfumée pour fêter le retour du printemps. Madr reprit ses sorties en solitaire tandis que son frère allait retrouver l'enchanteresse près de la cascade.
Un jour que Madr avait grimpé jusqu'au faîte du plus bel arbre qu'il avait pu trouver pour admirer le lever du soleil, il vit en contrebas une femme aux longs cheveux roux qui riait en accueillant le jour, les bras écartés. Son rire était semblables aux trilles du rossignol et pourtant il sentait derrière la puissance d'un orage près à se déchaîner. Il en fut si décontenancé qu'il ne vit pas le soleil se lever. Il se contenta d'admirer ses reflets sur la silhouette de la femme qui riait.
Cette femme était évidemment l'enchanteresse, et Madr ignorait qu'elle l'avait vu elle aussi.  


Les jours qui suivirent, l'humeur d'Astran ne fit qu'empirer. Il passait la majeure partie de ses journées à attendre sa belle, assis sur un rocher, et les nuits il soupirait après elle dans son lit. Il avait beau savoir qu'elle le délaisserait un jour, il trouvait son absence déchirante et ne pouvait se retenir d'espérer la retenir elle, un peu plus, quelques jours encore. Et tandis que son frère profitait du redoux, il était sourd à toutes les beautés de la nature, incapable de voir tout ce que lui offrait la vie et regrettait ce qu'il n'avait plus.
Madr continuait de se promener dans les forêts, de jouer au sommet des arbres et de chanter pour l'herbe des collines. Rien ne réjouissait mieux son coeur que de célébrer la vie. Et si, parfois, il se retournait pour regarder derrière son épaule, il ne vit jamais l'enchanteresse qui l'épiait et ne perdait rien de ses chants, qui marchait dans ses pas et le suivait parfois jusqu'à la lisière de la forêt.
Un jour pourtant, aimant son frère et souffrant de le voir dépérir ainsi, Madr alla lui demander les raisons de son mal. Astran lui confia les doutes qui le déchiraient et la jalousie qui lui serrait le coeur. Puisant dans leur discussion le courage d'aller déclarer son amour à l'enchanteresse, il se mit en chemin pour la cascade aux aurores. Il l'y trouva.


Il lui dit comme la vie lui semblait plus lumineuse à ses côtés, et comme l'éclat de son regard rendait à une vie qu'il avait toujours trouvée morne les couleus que célébraient les chansons des bardes. Tenant ses mains pressées entre les siennes, il lui fit l'aveu de son amour et le serment de l'aimer toujours.
Elle le regarda longuement; même l'eau qui s'écoulait à gros bouillons semblait silencieuse cette fois. Elle le regardait encore alors qu'il devinait ce qu'elle allait dire : elle en aimait un autre. Elle lui dit comme la vie lui semblait plus lumineuse lorsqu'il était près d'elle, et comme son chant parait les collines d'un éclat qu'elle n'avait jamais vu. Elle lui dit encore comme elle aimait à l'entendre rire, comme elle appréciait son calme, et comme il était beau. Elle lui dit comme elle avait réalisé qu'aimer tant d'hommes lui semblait vain. Elle lui dit ce qu'elle n'avait jamais ressenti et ce qu'elle voyait à présent, ce qu'elle n'avait trouvé qu'en lui. Elle lui dit comme elle craignait de l'envoûter comme elle envoûtait les hommes et ne voulait de lui qu'un amour pur, et sincère, et motivé par son coeur plutôt que par quelque magie.


Silencieux, privé de mots et dévasté, Astran se retira. Il ne lui fallut pas trois nuits pour décider de la suivre et de découvrir cet amant qu'elle avait et qui lui avait tout pris. Il atteignit la cascade au cours de la nuit et se dissimula dans l'ombre, attendant que l'enchanteresse se lève avec le jour. Il la suivit jusqu'à la lisière de la forêt et la regarda soupirer en direction de la ville. Il marcha dans ses pas, silencieux comme un chat, à peine plus visible qu'une ombre. Elle ne s'en aperçut pas : elle était toute à la joie de revoir son bien-aimé et chantait en l'attendant. Les fleurs s'épanouissaient sur son chemin, les arbres courbaient leurs branches pour la saluer; la nature fêtait sa joie.


C'est au cours de l'après midi qu'elle étouffa un cri d'enthousiasme derrière ses mains aux doigts graciles : il paraissait enfin. Il était grand, et svelte, et ses yeux d'un vert profond. Il souriait, et l'on apercevait ses dents blanches. Il avait les cheveux d'un noir d'encre, une couleur rare dans ces contrées, et les larges boucles retenues par un lacet de cuir flottaient dans son dos. Il avait le teint mat, bruni par le soleil. Il était en tout point semblable à Astran : c'était Madr, son propre frère.
Trahi, il s'appuya contre un arbre et se laissa glisser tout du long. Sa gorge le brûlait et il avait dans la bouche un goût plus amer que celui du sang. Il n'entendait plus que son coeur battre jusqu'à ses tempes et ses mains tremblaient, sa main tremblait autour du poignard qu'il avait amené pour éliminer ce rival qui lui volait tout. Il ne savait plus que faire, déchiré entre son amour pour l'enchanteresse et celui qu'il éprouvait pour celui qui avait partagé le même ventre, la même vie, les mêmes joies et les mêmes peines. Il rentra, la mort dans l'âme.


Madr pourtant n'avait pas le moindre intérêt pour l'enchanteresse. Tandis qu'elle se présentait enfin à lui et tentait de le séduire il fut subjugué par sa beauté, charmé par ses chants, attendri par ses larmes et adouci par son sourire. Mais il ne la connaissait pas, lui dit-il, pas plus qu'elle ne le connaissait vraiment. Lui vivrait le reste de sa vie loin de cette contrée et elle était attachée à ces terres. Du reste, ajouta-t-il, il se refusait à trahir son frère en se permettant de l'aimer. Et tandis qu'elle le regardait sans comprendre, elle qui avait mis le monde à genoux, il s'en retourna afin de demander pardon à son frère. Astran le lui accorda avec empressement, à la condition qu'il ne sorte plus dans ces bois, qu'il se tienne loin des collines et reste hors de vue de l'enchanteresse. Madr ne fut que trop heureux de savoir son frère consolé par quelque chose de si simple, et il s'entendit à se distraire sans plus profiter de la nature qui les entourait. Il avait le sentiment qu'il n'aurait pu être plus heureux qu'il l'était : cette seule promesse avait rendu à Arstan un sourire sincère et son caractère jovial, et Madr était comblé de pouvoir le rendre heureux ainsi. Ils passèrent du temps ensemble, jouant de nouveau, chantant et chassant loin du territoire de l'enchanteresse. Ils étaient inséparables une fois encore. Un après-midi, cependant, Arstan disparut de nouveau.


On supposa qu'il avait repris ses habitudes et son frère en fut vaguement soulagé. Passer du temps en sa compagnie était agréable mais Arstan ne semblait jamais tant complet que lorsqu'il traitait ses penchants les plus naturels avec indulgence. Ses sorties se firent régulières de nouveau, puis fréquentes. Madr n'en soupçonna jamais le motif.
Le coeur serré, Astran avait tout d'abord voulu lui interdire de revoir celle que lui aimait. Et des profondeurs de son mal étaient montées les pensées les plus viles. Il était après tout pratiquement impossible de les différencier. Il avait étudié avec attention chacun des gestes de Madr au cours des semaines qui avaient suivi, apprenant tel un apprenti peintre à donner à sa voix et à ses sourires les couleurs simples et chaleureuses qui rendaient ceux de Madr si charmants. Il était enfoncé si profondément dans son obsession que pas une fois il ne se fit la réflexion que la chose n'était pas morale; pour lui, il était parfaitement inconcevable qu'on pût aimer l'un et repousser l'autre, surtout dans de telles conditions. Et lorsqu'il fut assez sûr de lui, et certain que son frère resterait à l'abri des regards de l'enchanteresse, il se risqua à retourner dans la forêt.


A peine avait-il fait un pas sous le couvert des arbres qu'elle lui apparut, le menton fier et le regard dur. Il ne lui laissa pas le temps de le chasser et s'agenouilla, demandant son pardon. Astran passa pour Madr sans la moindre difficulté : il parlait comme lui, se mouvait comme lui, et, comme le véritable Madr l'avait dit en la repoussant, elle ne connaissait de lui que la surface. Astran lui raconta comme il avait été séduit le jour où il avait fait sa rencontre, ses doutes et ses scrupules, et il lui raconta l'histoire qu'il avait inventée. C'était une histoire où il convainquait son frère de renoncer à ses prétentions sur l'enchanteresse, la laissant libre de son choix et le délivrant de ses obligations fraternelles. Elle fut infiniment touchée par son dévouement à son frère, et par les choses qu'il avait dû faire pour pouvoir, enfin, se trouver devant elle.


C'était parce qu'il était parvenu à duper une femme amoureuse qu'il fuyait de nouveau le monde et se complaisait dans cette unique relation. Madr, de son côté, tenait sa promesse : on ne le voyait plus dans les collines, les arbres n'arboraient plus trace de son passage, le vent ne portait plus ses chants. Il était devenu la discrétion-même.
Ils auraient pu vivre longtemps ainsi, elle en partageant ses jours avec un homme qu'elle croyait être celui qu'elle aimait, Astran à ses côtés, et son frère heureux auprès de ses pairs.
Il ne lui fallut pas longtemps, pourtant, pour être aveuglé par son propre mensonge. Sa vigilance endormie par l'amour qu'il pensait partager avec l'enchanteresse, il lui demanda dans un moment d'égarement de l'épouser. Elle accepta. C'est le coeur léger qu'il retourna auprès de son frère, sans imaginer ce qui l'attendait.


Le lendemain, la nature était en fête. Les arbres ployaient à la fois sous le poids des fruits et des fleurs, l'air embaumait et le soleil rayonnait. A l'orée de la forêt, l'enchanteresse apparut. Elle était vêtue de la robe la plus somptueuse que l'on puisse imaginer. Le tissu fin de soie d'araignée brillait de l'éclat du diamant, couvert de mille perles de rosée, et sa traîne de plumes blanches semblait n'avoir pas de fin. Elle s'avança vers la ville et attendit; les gens se rassemblaient pour la contempler. Et elle demanda Madr. Il parut à son tour, son frère à ses côtés.


Ils étaient vêtus de manière similaire, et tous deux avaient l'air également surpris. Astran sentit son coeur se serrer. Son frère ne revenait pas de son étonnement. Lorsqu'elle annonça d'une voix claire qu'elle venait prendre le prince pour époux, il se tourna vers Astran en silence, le regard chargé d'un mélange indicible de tristesse et d'excuse : il avait pourtant fait son possible pour ne plus la tenter, il ne l'avait pas encouragée. Il n'envisageait pas une seconde ce qu'Astran avait fait, et se sentait simplement infiniment coupable de lui infliger une telle blessure. Puis il s'avança vers la dame qui attendait. Il s'inclina. Et il lui dit tout bas qu'il ne l'épouserait pas. Une fois encore il lui dit qu'il ne trahirait pas son frère, et qu'ils ne se connaissaient pas. Les gens présents retenaient leur souffle; Astran se décomposait intérieurement. Il y eut un long moment de silence et le regard de l'enchanteresse passa de Madr à son frère. Un frisson le parcourut à l'instant où il réalisa qu'elle venait de réaliser ce qu'il avait fait.


Dans sa colère, elle les condamna tous deux : ils lui avaient menti et avaient conspiré contre elle, s'étaient joué de son amour et avaient bafoué son honneur. Astran s'avança pour la détromper mais Madr l'arrêta d'un geste; malgré tout ce qu'il avait fait, il refusait d'abandonner son frère à ce qui l'attendait.


Et tandis qu'un orage se déchaînait sous l'impulsion de sa fureur, elle les maudit. Eux les traîtres, eux les démons, les animaux, ces monstres qui lui avaient manqué en paieraient le prix. Jamais plus ils ne pourraient se jouer de quiconque de cette façon. Jamais plus ils ne pourraient comploter, ni se réjouir ensemble, ou même se consoler. Ils seraient seuls jusqu'à ce que vienne la fin de leur vie. Les éclairs frappaient la terre alentour sans que l'éclat de sa voix en soit amoindri.
Et puisqu'une vie de détresse n'aurait pas été suffisante pour apaiser sa soif de vengeance, elle les condamna à en vivre neuf comme les animaux les plus sournois qu'elle connaissait. Elle jura que jamais ils ne se retrouveraient et que rien ni la magie ni la mort ne les réunirait de nouveau.


Dans un nouveau bruit de tonnerre, elle disparut à leur vue.
Lorsque Madr s'éveilla, il chercha son frère en vain.
Il n'y avait à son côté qu'un chat à l'aspect malingre, au poil noir comme l'encre et au regard vert émeraude.




On dit qu'il quitta son pays peu après, abandonnant-là tout ce qui avait fait sa vie, et que ces terres autrefois verdoyantes et fertiles ont perdu toute magie depuis le départ de l'enchanteresse. Elle ne fut plus jamais vue dans le royaume, pas plus que les deux princes. Certains murmurent que Madr et le chat son frère sillonnent toujours le monde à la recherche d'un moyen de briser cette malédiction, condamnés à ne jamais trouver de paix dans la vie, condamnés à ne jamais pouvoir répondre à l'appel miséricordieux d'Elion. Vivre dans le péché n'apporte jamais le bonheur, pas plus que la complaisance envers les pécheurs.
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